Gordon Pim, Toronto

En souvenir de Ruby

Certains de mes plus précieux souvenirs d’enfance ont trait à ma grand-mère. Immigrante du Royaume-Uni arrivée en Ontario en 1921 (avec sa meilleure amie, Sadie, et 45 $ en poche), Ruby était d’une stature minuscule, mais d’une formidable force de caractère. Je me souviens d’elle au chalet, affairée à préparer des festins sur un poêle à bois. Des rôtis de porc à la peau dorée qui craque sous la dent, des puddings cuits à la vapeur nappés d’une purée de framboises sauvages et d’une riche sauce au caramel, des petits oignons blancs et des tomates vertes en marinade à la moutarde piquante, et du poisson frit croustillant pris le matin même.

La nourriture a toujours joué un rôle important dans sa vie. Chaque fois qu’elle faisait un rôti de poitrine pour le dîner du dimanche, il y avait invariablement le lendemain une savoureuse soupe aux lentilles accompagnée d’épaisses tranches de pain de ménage et de noisettes de beurre crémeux. Elle avait des gadelliers noirs dans son jardin et je l’aidais à en cueillir les baies, qu’elle transformait en confiture au cassis épaisse et acidulée. Il y avait toujours quelque chose qui mijotait dans sa cuisine.

Ma grand-mère avait 74 ans lorsque je suis né. Je me souviens de moi à 6 ans, assis dans sa cuisine et la regardant s’activer en vue du dîner de Noël – mélangeant et fouettant, ajoutant des noix de beurre ou de grosses pincées d’épices, constamment en train de goûter –, et me mettant à pleurer. Lorsqu’elle m’a demandé ce qui n’allait pas, je lui ai répondu : « Grand-maman, tu es vieille et tu vas mourir. Et je ne veux pas que tu meures. » Ce à quoi elle a répondu qu’elle allait me confier un petit secret. « Je ne vais pas mourir avant très longtemps », m’a-t-elle dit. Et c’est ce qui s’est passé. Elle a vécu jusqu’à 100 ans.

Il ne fait pas de doute que c’est elle qui m’a encouragé à cuisiner, à utiliser des ingrédients frais et locaux pour obtenir les meilleurs résultats, à expérimenter quelquefois, à toujours faire des essais pour obtenir exactement ce que je souhaite. Je chéris les recettes qui me viennent d’elle – certaines griffonnées de sa propre main. Mes souvenirs d’elle passent largement par le goût et l’odeur. Où que je me trouve dans le monde, il arrive que je sente ou savoure quelque chose, et que je sois instantanément ramené dans cette cuisine. J’ai depuis passé un nombre incalculable d’heures à la réalisation de mon arbre généalogique, mais seule sa généalogie à elle est faite d’aromes.




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