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Loi de 1884 sur les rivières et ruisseaux

Le 20 août 2009, la Fiducie du patrimoine ontarien et McDonalds Corners-Elphin Recreation & Arts ont dévoilé une plaque provinciale commémorant la Loi de 1884 sur les rivières et ruisseaux à McDonalds Corners, en Ontario.

Voici le texte de la plaque bilingue :

LOI DE 1884 SUR LES RIVIÈRES ET RUISSEAUX

    Dans les années 1870, Boyd Caldwell et Peter McLaren possédaient tous deux des droits de coupe sur la partie supérieure de la rivière Mississippi. M. McLaren construisit un barrage et un chemin de schlitte à High Falls et refusa à M. Caldwell l'utilisation de ce chemin. M. Caldwell fit appel au gouvernement provincial libéral d'Oliver Mowat, lequel fit adopter la Loi sur les rivières et ruisseaux en 1881. Il était désormais légal d'utiliser les améliorations réalisées par un propriétaire privé sur un cours d'eau en contrepartie d'une rémunération versée audit propriétaire. M. McLaren porta l'affaire devant les tribunaux et devant le gouvernement fédéral conservateur de John A. Macdonald. M. Macdonald abrogea la Loi à trois reprises, afin de protéger les titulaires de droits de propriété. M. Mowat et M. Macdonald étaient en désaccord à propos de la compétence de la province à légiférer en matière de droits de propriété, droit pourtant prévu par le pacte confédératif. Le Comité judiciaire du Conseil privé finit par se ranger du côté de M. Caldwell et le gouvernement de M. Mowat fit de nouveau adopter la Loi sur les rivières et ruisseaux en 1884. Cette décision judiciaire établit que l'utilisation des voies navigables canadiennes ne pourrait être entravée par des intérêts privés et contribua à l'établissement d'un principe fondamental dans les relations entre les gouvernements fédéral et provinciaux.

RIVERS AND STREAMS ACT OF 1884

    In the 1870s, Boyd Caldwell and Peter McLaren both owned timber rights on the upper Mississippi River. McLaren built a dam and timber slide at High Falls and refused to let Caldwell use the slide. Caldwell appealed to the Liberal provincial government of Oliver Mowat, which passed the Rivers and Streams Act in 1881. This made it legal to use private improvements on a watercourse if compensation was paid to the owner. McLaren appealed to the courts and to the Conservative federal government of John A. Macdonald. Macdonald disallowed the act three times, to protect the rights of property holders. Mowat and Macdonald disagreed over provincial authority to legislate in matters of property rights, as granted at Confederation. The Judicial Committee of the Privy Council ultimately sided with Caldwell, and Mowat's government passed the Rivers and Streams Act again in 1884. This legal decision recognized that use of Canadian waterways could not be blocked by private interests and helped establish a fundamental principle in federal-provincial relations.

Historique

Tout a commencé par un litige entre deux hommes d’affaires, démêlé qui s’est conclu par une décision judiciaire établissant, d’une part, que l’utilisation des voies navigables canadiennes ne pourrait être entravée par des intérêts privés, et qui, d’autre part, contribua à l’établissement d’un principe fondamental dans les relations entre les gouvernements fédéral et provinciaux. Certains des éléments attestant de la querelle qui opposa Peter McLaren à Boyd Caldwell proviennent de rapports rédigés des années après la conclusion de leur différend, mais le conflit politique et juridique qui a suivi la confrontation relative à l’exploitation du fleuve Mississippi a quant à lui été référencé avec précision.

La famille McLaren élit domicile dans la région de Lanark peu de temps après la guerre de 1812, vraisemblablement en même temps qu’un groupe de pionniers venus de Glasgow, soutenus dans leur entreprise par le gouvernement britannique. Quant à la famille Caldwell, elle s’installa dans la même région en 1821. La majorité des premiers pionniers établis dans la région venaient d’Écosse, et bon nombre d’entre eux étaient à l’origine des tisseurs et des fileurs que l’industrialisation du secteur textile britannique avait poussés à l’exil. Bien souvent, ces colons se connaissaient bien avant leur émigration. L’industrie du bois de sciage, qui domina l’économie de la rivière des Outaouais du début du XIXe siècle à l’aube du XXe siècle, constituait l’une des seules façons de gagner sa vie, avant que le défrichement de la forêt vierge — et surtout de ses grands pins — permette la construction de fermes. Boyd Caldwell et son frère Alexander fondèrent un partenariat et se lancèrent dans l’exportation du bois de sciage dès le seizième anniversaire de Boyd, c’est-à-dire en 1834 ou en 1835. Les affaires des deux frères devinrent rapidement florissantes, et en 1857, ils prirent la décision de dissoudre leur partenariat. Boyd conserva les droits de coupe qu’ils possédaient sur le Mississippi et Alexander ceux détenus sur la rivière Clyde.1

John Gilles, l’un des autres premiers pionniers écossais, construisit en 1840 une scierie sur les bords de la rivière Clyde, près de Lanark. Il embaucha Peter McLaren comme contremaître, probablement vers 1855. Plus tard, il fit de Peter McLaren l’un des associés de son affaire, qui prospéra jusqu’à inclure des moulins à carder et des moulins à moudre le blé et l’avoine. Dans les années 1860, les associés acquirent une petite scierie située à Carleton Place, et en firent un très grand moulin employant une centaine de personnes. En 1874, Peter McLaren racheta l’entreprise de John Gilles et obtint le contrôle des droits de coupe du Mississippi supérieur.2

Il réalisa de nombreuses améliorations sur le Mississippi et sur les affluents situés en amont, à savoir les ruisseaux Louse et Buckshot. Ces travaux consistèrent notamment à ériger des barrages pour élever le niveau de l’eau, à construire des rampes pour faire passer les grumes autour des barrages, à bâtir des barrages flottants pour contenir les grumes et à nettoyer les canaux. À l’issue de ces travaux, il indiqua que nul ne pourrait utiliser ces équipements sans obtenir sa permission au préalable. Les détails exacts des événements retracés plus bas varient en fonction des sources, mais les grandes lignes sont identiques. Il semble qu’en 1875, les employés de la société de MM. Buck et Stewart détruisirent le barrage flottant situé au niveau des chutes Rugged en tentant de faire passer leurs grumes par Palmerston. Ce faisant, ils percèrent une brèche de 20 pieds dans le barrage que M. McLaren avait bâti près des chutes High. M. McLaren n’avait pas pu s’opposer à leur passage, car une centaine de volontaires provenant des cantons voisins étaient venus leur prêter main-forte. En effet, les fermiers et les autres personnes ayant besoin de transporter du bois de sciage sur le fleuve Mississippi étaient très mécontents de la règle imposée par M. McLaren.3

La société Boyd Caldwell and Company (également appelée Messrs. Caldwell and Son ou Boyd Caldwell & Sons) possédait également un important moulin à Carleton Place et désirait pouvoir transporter son bois à des fins de commercialisation. Le nombre d’affrontements ayant opposé les employés des deux hommes n’est pas connu avec exactitude. Selon M. McLaren, en 1878, M. Caldwell avait accepté de payer pour pouvoir utiliser la rampe des chutes High, mais n’avait jamais mis cette promesse à exécution. En 1879, ses employés y firent passer des grumes un dimanche, alors que personne n’était présent pour les en empêcher. En 1880, M. Caldwell indiqua à nouveau qu’il était d’accord pour payer le droit de faire transiter des grumes sur la rampe située près du barrage des chutes High, mais M. McLaren lui refusa cet accès. M. Caldwell déclara qu’il ferait néanmoins passer ses grumes sur la rampe. M. McLaren sollicita alors la Cour de chancellerie pour qu’elle délivre une injonction lui permettant d’empêcher M. Caldwell d’utiliser les améliorations qu’il avait apportées aux cours d’eau. Cette requête fut accordée. M. Caldwell en appela alors à la Cour d’appel de l’Ontario, qui annula l’injonction, et il intenta une action en dommages-intérêts pour ne pas avoir pu faire passer ses grumes au-delà du barrage. Il fut contraint de fermer temporairement sa scierie en raison d’une pénurie de grumes.4

À l’issue de cette confrontation, les deux hommes firent appel à la justice et à leurs relations politiques pour tenter d’obtenir le dernier mot. Toujours en 1880, la Cour de chancellerie5 examina de nouveau l’affaire, à la demande de M. McLaren, et se prononça en sa faveur. Le coeur du débat se concentrait sur une seule question : les rivières et autres voies navigables naturelles pouvaient-elles être utilisées par quiconque sans restriction, et sans égard aux améliorations apportées dans un intérêt personnel? La Cour de chancellerie établit que la loi alors en vigueur — adoptée par le Haut-Canada en 18596 — stipulait que les cours d’eau devaient être navigables en leur état naturel pour pouvoir être considérés comme des voies de passage publiques. Si l’utilisation des cours d’eau avait été rendue possible par des aménagements réalisés à titre privé, les personnes souhaitant utiliser ces cours d’eau devaient alors payer une indemnité à l’auteur desdits aménagements. La famille Caldwell, en la personne de Boyd et de son fils William, porta l’affaire à un niveau supérieur en interjetant appel de cette décision devant la Cour d’appel de l’Ontario.7

Dans l’intervalle, le gouvernement de l’Ontario adopta en 1881 la Loi « Act for Protecting the Public Interest in Rivers, Streams, and Creeks » (loi pour la protection des intérêts publics dans le cadre de l’utilisation des fleuves, des ruisseaux et des criques). Cette loi autorisait le transport de grumes le long des cours d’eau ayant fait l’objet d’aménagements, en échange d’une taxe payée au propriétaire de ces aménagements. Le montant de la taxe en question était déterminé par le conseil des ministres provincial.

Il est plus que probable que William C. Caldwell, fils du frère de Boyd, membre du Parti libéral et représentant la circonscription de Lanark-Sud au parlement provincial, joua un rôle majeur dans l’adoption de cette loi, tout comme il est certain que William Lees, beau-père de M. McLaren et représentant de la circonscription de Lanark-Nord, n’était pas entièrement désintéressé quand il déclara devant le parlement que l’adoption de cette loi équivalait à une rébellion contre le gouvernement national. Toutefois, aux yeux du premier ministre provincial Oliver Mowat, ce débat constituait une véritable aubaine. En effet, depuis le début des années 1880, il s’opposait au premier ministre, John A. Macdonald, sur le thème suivant : les gouvernements provinciaux avaient-ils le droit de légiférer dans des domaines qu’ils estimaient dépendre de leur compétence provinciale?8

M. Macdonald, socio-conservateur figurant parmi les principaux architectes de la Confédération, cherchait à juguler fortement le pouvoir des provinces. Il était intimement convaincu que l’expression non contrôlée de la volonté populaire conduirait à l’agitation sociale et qu’un État fédéral faible incitait les gouvernements locaux à réclamer davantage de pouvoir. L’Acte de l’Amérique du Nord britannique de 1867 prévoyait une liste réduite de problématiques strictement locales confiées à la responsabilité des provinces. Seule une liste partielle était inscrite dans cette loi. Pour s’assurer que les provinces respecteraient ces attributions, le gouvernement fédéral envisagea trois façons de régir la législation provinciale. Le cabinet fédéral, par l’entremise du gouverneur général, avait la possibilité d’ordonner au lieutenant-gouverneur d’une province de refuser de signer un projet de loi susceptible de sortir du cadre de la juridiction provinciale, et de le mettre en délibéré pour qu’il soit jugé par le cabinet fédéral. Si les projets de loi étaient ratifiés par le lieutenant-gouverneur et prenaient force de loi, le gouvernement fédéral pouvait obtenir un droit de révocation, c’est-à-dire la possibilité d’annuler une loi provinciale. Une méthode moins probante (mais plus acceptable d’un point de vue politique) pour s’assurer le concours des provinces consistait à contester les lois provinciales devant les tribunaux, lesquels pouvaient juger si une loi était « ultra vires », c’est-à-dire sortant du cadre des compétences des provinces.

Oliver Mowat exerçait une profession juridique à l’époque des débats faisant rage au sein de la Confédération; par conséquent, on ignore ce qu’il pensait de ce partage des pouvoirs. On sait seulement qu’il se fit l’apôtre des droits provinciaux et un adversaire des contrôles fédéraux, qu’il entreprit de miner — exception faite des révisions judiciaires, où la province concernée pouvait obtenir un verdict en sa faveur. Les tentatives du premier ministre Macdonald pour limiter l’action du gouvernement de l’Ontario, qui représentait la province la plus vaste et la plus prospère, ne firent qu’encourager M. Mowat dans ses velléités. Ainsi, lorsqu’il était au pouvoir, M. Macdonald tenta de céder ce qui est aujourd’hui le Nord-Ouest de l’Ontario à la province du Manitoba, et de placer les industries des minéraux et du bois de sciage sous le contrôle du gouvernement fédéral.

En 1881, la famille Caldwell fit appel devant la Cour de chancellerie de la décision de la Cour d’appel de l’Ontario, qui avait tranché en sa faveur, en arguant du fait qu’un fleuve constituait une voie publique et qu’elle ne pouvait donc être bloquée par un simple particulier.9 Dans l’intervalle, M. McLaren interjeta appel devant la Cour suprême du Canada, mais avant que celle-ci ne puisse prendre une décision, les grumes de Boyd Caldwell — qui étaient bloquées dans la partie supérieure du Mississippi depuis leur abattage des années auparavant — parvinrent finalement à la scierie de celui-ci. Bien que les détails soient quelque peu flous, il semble que le transport des grumes se soit de nouveau déroulé un dimanche, jour de congé des ouvriers de M. McLaren. M. Caldwell maintint qu’une ouverture dans le barrage des chutes High avait été pratiquée pour amener les grumes en aval du barrage, mais d’après M. McLaren, la rampe située sur sa propriété fut utilisée pour déplacer le bois d’oeuvre. D’après diverses sources, de nombreuses confrontations — pacifiques, mais parfois aussi violentes — eurent lieu entre les employés des deux hommes au début des années 1880.10

Par la suite, en 1881, le gouvernement fédéral révoqua la loi de l’Ontario. Devant la Chambre des communes, John A. Macdonald expliqua pourquoi le cabinet fédéral se sentait contraint de s’interposer dans la juridiction fédérale :

    [Il y a quelque temps] j’ai énoncé un principe raisonnable, à savoir que l’autonomie de chaque province, l’indépendance de chaque province et celle de chaque législature, devaient être protégées à moins qu’une raison d’ordre constitutionnel ne s’y oppose. Le gouvernement actuel n’a pas l’intention de mettre son opinion en porte-à-faux avec celle du gouvernement local ou de la législature locale... Nous voulons empêcher qu’un homme subisse un tort considérable, une grande perte ou un préjudice conséquent qui, s’ils n’étaient pas contrecarrés, viendraient mettre à mal la crédibilité des lois de ce pays. Quel propriétaire serait-il sûr de ses droits? Qui aurait l’audace de réaliser un investissement dans ce pays? Les capitalistes continueraient-ils à venir s’établir au Canada si le droit à la propriété était nié, comme le voulait ce projet de loi? [...] Pour ma part, j’ai déclaré que tous les projets de loi devraient être rejetés s’ils risquaient de nuire à l’intérêt général. Monsieur, nous ne sommes pas qu’une demi-douzaine de provinces. Nous formons un grand dominion... Certes, il existe des différences dans la lettre de nos lois, mais un grand principe doit prévaloir dans l’ensemble de notre pays comme il prévaut dans tous les pays civilisés : chaque homme doit jouir du droit d’occuper librement sa demeure et sa propriété, de s’asseoir sous son propre figuier, de produire son propre vin et de voir ce droit protégé par la loi.11

M. Macdonald militait pour le principe selon lequel il incombait au gouvernement fédéral de veiller au maintien des normes nationales qui, dans le cas inverse, risquaient de se voir menacées par les provinces pour des raisons mesquines et égoïstes.

Peter McLaren, un conservateur convaincu, interjeta appel devant le gouvernement fédéral et M. Macdonald révoqua immédiatement la Loi, sans avoir au préalable la courtoisie de consulter le premier ministre de l’Ontario. James McDonald, ministre de la justice du gouvernement fédéral, expliqua les raisons de cette révocation en ces termes :

    L’effet de la Loi, en ses termes actuels, semble consister à supprimer l’usage de sa propriété à une personne pour l’accorder à une autre, ce qui oblige le propriétaire à devenir, de facto et contre son gré, un péager, du moins s’il souhaite obtenir une quelconque compensation pour avoir ainsi été privé de ses droits.
    Pour ma part, j’estime qu’il est très contestable que les législatures locales puissent, aux termes de la Loi, déposséder un homme de ses droits pour les octroyer à un autre. Si l’on part du principe qu’un tel pouvoir existe bel et bien, je pense qu’il est de la responsabilité de ce gouvernement de veiller à ce qu’il ne soit pas exercé, car il s’agit d’une violation flagrante des droits privés et de la justice naturelle, tout particulièrement quand, comme dans le cas présent, outre le fait que la Loi interfère avec les droits privés de la façon décrite, elle déroge à la décision prise par le tribunal de la juridiction compétente, en déclarant rétrospectivement que la Loi différait — et diffère — des ordonnances du tribunal.12

Le procureur général suppléant de l’Ontario, Adam Crooks, opposa à ce discours sa propre interprétation de la Loi. Le litige, expliqua-t-il avec véhémence, entrait parfaitement dans le cadre de la juridiction provinciale. « La Loi constitutionnelle a été adoptée pour que l’administration puisse exercer ses pouvoirs et contrôler les affaires locales au sein de chaque province de la façon la plus libre possible. Cette condition constituait le principal objet de l’implication du Québec et de l’Ontario dans la mise en oeuvre d’une union de cette nature. » Or, cette liberté se trouvait compromise « en raison de la prise de position personnelle d’un particulier ».13 Étant donné que les pouvoirs des provinces incluaient le contrôle des ressources naturelles et des enjeux relatifs aux droits civils et au droit de propriété, il était évident que le gouvernement fédéral n’avait pas opté pour l’abrogation afin d’empêcher une province de dépasser les limites de sa juridiction. Le gouvernement de l’Ontario estima que cette abrogation était inadmissible, et adopta de nouveau la Loi sur les rivières et ruisseaux en 1882.

Au cours du conflit qui l’opposa en 1882 aux provinces à propos de la Loi sur les rivières et ruisseaux, M. Macdonald remania les sièges fédéraux ontariens de façon à réduire le nombre de circonscriptions libérales au profit des circonscriptions conservatrices. Cette décision incita M. Mowat à monter au créneau contre le gouvernement fédéral.14

Entre temps, la Cour suprême du Canada avait délibéré sur le pourvoi en appel de Peter McLaren et s’était prononcée en sa faveur en 1882. En effet, les juges exclurent l’idée selon laquelle un fleuve constituait une voie publique, puisqu’une voie publique ne présentait aucun obstacle naturel à surmonter par le biais d’aménagements privés réalisés sur une propriété privée. Ils fondèrent leur décision sur la loi originelle datant de 1859, laquelle prévoyait que :

    Quiconque peut faire flotter des grumes de sciage, d’autres trains de bois ou des embarcations le long de toutes les voies d’eau du Haut-Canada pendant les crues printanières, estivales et automnales, et nul n’est autorisé à entraver leur passage en plaçant des troncs d’arbre ou tout autre obstacle dans ou à travers ces voies d’eau.

À la lumière de ce texte, les juges déduisirent que l’intention de la loi était d’autoriser le passage sur les voies navigables n’ayant pas fait l’objet d’améliorations. Dans l’éventualité où des améliorations s’avèreraient nécessaires sur une propriété privée pour rendre un cours d’eau navigable, la Loi cesserait de s’appliquer, et les auteurs de ces aménagements obtiendraient une compensation à hauteur d’un taux déterminé par eux-mêmes ou, mieux, le gouvernement local pourrait décider d’exproprier la propriété. Cette façon de raisonner établissait que les éléments empêchant l’utilisation des cours d’eau étaient constitués par la topographie naturelle et les obstacles environnants, et non par les améliorations ou aménagements réalisés à titre privé.15

En novembre 1882, à la suite de cette décision, la famille Caldwell interjeta appel auprès de la plus haute instance judiciaire de l’époque, c’est-à-dire le Comité judiciaire du Conseil privé d’Angleterre. En effet, étant donné que le gouvernement fédéral et la Cour suprême avaient rendu un verdict en leur défaveur, les Caldwell n’étaient plus en mesure de faire transiter leur bois de sciage sur le Mississippi en 1883.

Le gouvernement de M. Mowat adopta une nouvelle mesure en 1883. À certains égards, il s’agissait d’une tentative visant à mettre le gouvernement fédéral dans l’embarras en clamant haut et fort que la population de l’Ontario souhaitait cette législation, mais que le gouvernement refusait d’accéder à sa requête.16

À la fin de l’année, le Comité judiciaire établit que la Loi sur les rivières et ruisseaux se contentait d’entériner des pratiques déjà en vigueur avant la naissance de la Confédération. Ce faisant, ses membres décidèrent de ne pas interpréter la loi de 1859 et de fonder leur jugement sur les pratiques existantes. Devant ce dilemme juridique, le gouvernement de M. Macdonald décida judicieusement de ne pas abroger la Loi sur les rivières et ruisseaux quand l’Ontario décida à nouveau de l’adopter en 1884. Par son opiniâtreté, le premier ministre Mowat remporta la bataille pour que sa province obtienne le pouvoir de légiférer sur ce qu’il estimait être une affaire strictement locale. Néanmoins, dans la version définitive de la Loi, il fit modifier une disposition susceptible d’être considérée comme inadmissible d’un point de vue politique. Il établit que le conseil des ministres provincial ne pourrait plus définir le montant que les propriétaires de propriétés privées pouvaient demander aux personnes désireuses d’utiliser leurs aménagements. Au lieu de cela, le montant de la compensation serait déterminé par un juge de comté ou un représentant local.17

La victoire de M. Mowat eut deux conséquences majeures. Elle inscrivit dans le droit canadien le principe selon lequel les voies navigables sont ouvertes à tous, mais que bien que les propriétaires du secteur privé puissent exiger un montant raisonnable en l’échange des améliorations apportées sur leur domaine, ils ne peuvent en interdire l’accès à quiconque. Du fait de son refus de se plier à l’intransigeance de M. Macdonald, il devint plus difficile au gouvernement fédéral de révoquer une loi entrant clairement dans le cadre de la juridiction provinciale, à tel point que M. Macdonald se mit à confier de plus en plus souvent ce type d’affaires à la justice. Pour sa part, le Comité judiciaire du Conseil privé statua de plus en plus souvent en faveur des provinces, en interprétant de façon très large la définition du terme « affaires locales ». Il ne fait aucun doute que les deux adversaires s’emparèrent du problème relatif à l’utilisation des voies d’eau pour appuyer leur propre interprétation de la Constitution canadienne. Dans ce cas précis, c’est l’interprétation fédérale de M. Macdonald qui fut rejetée.

Une fois que son droit à passer sur les terres de M. McLaren fut garanti, Boyd Caldwell put enfin faire transiter ses grumes sur le Mississippi, mais la résolution de leur litige n’eut aucun avantage à long terme pour l’un ou l’autre des deux hommes. En effet, Peter McLaren vendit ses biens en 1887,18 et Boyd Caldwell mourut en 1888, mettant ainsi un terme à l’un des litiges les plus décisifs de l’histoire de la justice canadienne.


La Fiducie du patrimoine ontarien remercie Ronald Stagg pour ses travaux qui ont servi à l’élaboration du présent document.

© Fiducie du patrimoine ontarien, 2009


1 Perth Courier, Perth, Ontario, 17 août 1888; C.M. Forbes, History of Lanark Village Covers an 85 Year Period, articles publiés dans le Perth Courier, du 15 décembre 1905 au 9 février 1906, transcrit par Charles Dobie pour la Lanark County Genealogical Society, accès datant du 26 avril 2009 à http:// globalgenealogy.com/LCGS/articles/A-LANARK.HTM.

2 Perth Courier, 17 août 1888; Howard Morton Brown, Lanark Legacy; Nineteenth Century Glimpses of an Ontario County (General Store Publishing House: Renfrew, Ontario, 2007), p.228.

3 Brown, op. cit., p.236, 240.

4 P.B. Waite, Canada 1874-1896 Arduous Destiny (Toronto et Montréal, 1971), p. 116, citant de McLaren à Caldwell, 12 avril 1880; Cour suprême du Canada, v. VIII, 435, Peter McLaren Appelant, 1882, accès le 27 avril 2009 à http://csc.lexum.umontreal.ca/en/1882/Orcs8-435/Orcs-435.pdf; Brown, op. cit., p. 236.

5 La Cour de chancellerie du Haut-Canada date de 1837. Ayant vu le jour en Angleterre au XVe siècle, les Cours de chancellerie ont été créées pour offrir des règlements équitables aux affaires au civil qu’il n’était pas possible d’obtenir dans les cours de common law. Les deux systèmes de droit fonctionnaient parallèlement l’un à l’autre. Les décisions du système de common law étaient basées sur le droit écrit et celles des Cours de chancellerie sur l’équité.

6 Statuts Refondus du Haut-Canada Ch. 48 Art. 15 ou C.S.U.C. fait référence à un très important recueil de lois car, en 1859, tous les statuts s’appliquant au Haut-Canada furent révisés, classés et regroupés en un seul document.

7 Cour suprême du Canada, v. VIII, 435.

8 Brown, op. cit., pp. 239-40.

9 Cour suprême du Canada, v. VIII, 435.

10 Brown, op. cit., pp. 26-38; une histoire légèrement différente figure dans Howard Noyes, Old District Lumber Days, un article non daté (datant probablement des années 1920) du The Ottawa Journal, Ottawa, accès le 23 avril 2009, à http://david.mclaren.name/lumber_days.htm, mais ceci fait probablement référence à un incident antérieur.

11 Cité dans Beck, op. cit., p. 166.

12 Cité dans J. M. Beck (éd.), The Shaping of Canadian Federalism: Central Authority or Provincial Right? (Toronto, 1971), p. 163.

13 Cité dans Armstrong, op. cit., p. 26.

14 Pour trouver une discussion du point de vue de Mowat, consulter Waite, op. cit., pp. 113-19 et Christopher Armstrong, The Politics of Federalism: Ontario’s Relations with the Federal Government, 1867-1942 (Toronto, Buffalo et London, 1981), pp. 1-30.

15 Cour suprême du Canada, v. VII, 435.

16 Dans un combat similaire de Mowat avec le gouvernement fédéral à propos du droit du lieutenantgouverneur de réserver des projets de loi, Mowat espérait forcer le gouvernement fédéral à porter l’affaire devant les tribunaux, car l’Ontario avait une chance de gagner. Une nouvelle fois, le gouvernement Macdonald interdit la loi.

17 Waite, op. cit., p. 116.

18 En 1890, McLaren, qui avait d’importants intérêts commerciaux au Canada et aux États-Unis, fut nommé sénateur par John A. Macdonald, son protecteur, un poste qu’il conserva jusqu’à son décès en 1919 à l’âge de 85 ou 86 ans.