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L'affaire Solomon Moseby, 1837

Le 28 avril 2022, la Fiducie du Patrimoine ontarien a dévoilé une nouvelle plaque provinciale à Toronto (Ontario) pour commémorer l’affaire Solomon Moseby, 1837. L’ancienne plaque a en effet été mise à jour dans le cadre des efforts déployés actuellement par la Fiducie pour raconter les histoires de l’Ontario de manière honnête, authentique et inclusive.

Voici le texte de la plaque bilingue :

L'AFFAIRE SOLOMON MOSEBY, 1837

    C'est à cet endroit que furent érigés, en 1817, le deuxième palais de justice et la prison du district de Niagara. Plusieurs affaires très médiatisées y ont été jugées, notamment celle de Solomon Moseby, un ancien esclave afro-américain en quête de liberté. Au printemps 1837, Solomon Moseby vole le cheval de son esclavagiste et s’échappe, pour s’installer ensuite à Niagara. Quelques semaines plus tard, sa liberté fraîchement acquise est menacée lorsque son esclavagiste se présente avec un mandat d'arrêt et des documents pour demander son extradition. Solomon Moseby est alors détenu dans cette prison dans l'attente d'une décision d'extradition. Plus de 200 sympathisants de la communauté noire se mobilisent et campent à l'extérieur de la prison pour protester contre un éventuel retour de Solomon Moseby à sa condition d’esclave et la punition sévère qui l’attend aux États-Unis. Lorsque l'ordre d'extradition est émis, les manifestants font obstacle à l'expulsion de Solomon Moseby. Deux résidents noirs, Herbert Holmes et Jacob Green, sont tués. Solomon Moseby parvient à s’échapper. Il s’enfuit en Angleterre et revient vivre à Niagara quelques années plus tard. Pour les Afro-Canadiens, cette affaire ne concernait pas seulement la justice rendue à un seul homme. Si l'esclavagiste de Solomon Moseby était parvenu à ses fins, ils risquaient tous d'être extradés et de redevenir des esclaves. Cette affaire a contribué à l'adoption des politiques canadiennes en matière d'extradition et de protection des réfugiés, qui sont toujours en vigueur de nos jours.

THE SOLOMON MOSEBY AFFAIR 1837

    The second courthouse and jail of the Niagara District was erected at this site in 1817. Several high-profile cases were tried here, including that of African-American freedom seeker Solomon Moseby. In the spring of 1837, Moseby stole his enslaver’s horse and escaped, settling in Niagara. A few weeks later, his new-found freedom was threatened when his enslaver arrived with an arrest warrant and extradition papers. Moseby was detained at this jail while awaiting an extradition decision. Over 200 Black community supporters mobilized and camped outside to protest Moseby’s possible return to slavery and harsh punishment in the United States. When the extradition order was given, the protestors obstructed Moseby’s removal. Two Black residents, Herbert Holmes and Jacob Green, were killed. Moseby escaped, fled to England, and later returned to live in Niagara. For African Canadians, this was not simply about justice for one man. If Moseby’s enslaver had succeeded, they could all be vulnerable to extradition and re-enslavement. This incident helped to establish Canadian extradition and refugee policies that are still used today.

Historique

Le complexe du deuxième palais de justice et de la prison est érigé en 1817. Il dessert le district de Niagara qui a été créé en 1798 à partir du district de Home et qui est formé de deux comtés situés sur la péninsule du Niagara : le comté Haldimand, qui s’étend sur la rive nord du lac Érié et comprend une partie du territoire de la rivière Grand octroyée aux Six Nations en 1784, et le comté Lincoln, qui inclut la majeure partie de la péninsule du Niagara et s’étend à l’ouest jusqu’au canton d’Ancaster.1 Il remplace le premier palais de justice, construit en 1795 dans les rues King et Prideaux (emplacement actuel de la chambre d’hôtes Bernard Gray Hall). Simple fortin, le premier palais de justice est incendié par les troupes américaines en 1813 pendant la guerre de 1812, coûtant la vie à 300 prisonniers qui y étaient détenus.

Édifié à proximité des rues Rye et Cottage, le deuxième palais de justice est considéré comme l’un des plus beaux bâtiments publics à cette époque. En brique rouge, il présente un intérieur raffiné en boiseries. Jusqu’à l’ouverture du pénitencier de Kingston en 1835,2 la prison de Niagara est le seul lieu d’incarcération des criminels dans le district. Dans « In Travels Through Part of the United States and Canada » en 1818 et 1819, le voyageur écossais John Duncan décrit ainsi la prison de Niagara :

« Niagara possède un palais de justice et une prison, tous deux sous le même toit. La prison est située à l’étage inférieur. Les cellules, pour les criminels comme pour les débiteurs, sont construites tout autour du hall, qui mène à la salle d’audience, et donnent dessus. Les détenus coupables ou malheureux sont donc exposés aux regards de tous ceux que la curiosité ou l’oisiveté incitent à entrer. Les cloisons et les portes des différentes cellules sont composées de solides pièces de chêne fermement boulonnées les unes aux autres; les portes font environ neuf pouces (23 cm) d’épaisseur et sont constituées de deux couches de bois séparées par une feuille de fer. Certains des appartements des débiteurs possèdent une petite fenêtre donnant sur l’extérieur, mais les criminels ont pour seule lumière celle venant d’une petite ouverture semi-circulaire qui s’ouvre dans la porte. Alors que les débiteurs ont des cheminées, les criminels n’ont pour seul misérable confort que celui de regarder un poêle au milieu du hall, d’où aucune chaleur perceptible ne peut atteindre leur lugubre demeure. Cela doit être vraiment effroyable de passer un hiver canadien dans un tel lieu. Comme cette prison semble misérable par rapport à celles des États-Unis !3 » [traduction libre]

La prison est le lieu d’un certain nombre d’événements importants sur le plan historique. Ce fut le théâtre de l’emprisonnement de Robert Gourlay en 1819. Robert Fleming Gourlay, sujet britannique écossais, arrive dans le Haut-Canada en 1817 pour gérer la propriété de 350 hectares (866 acres) dont sa femme Jean a hérité dans le canton de Dereham (comté d’Oxford). En raison des règles législatives provinciales qui interdisent aux immigrants américains de vendre des terres, Gourlay n’a pas accès à l’argent immobilisé dans les terres de sa femme, contrairement à ses prévisions. Il se répand en critiques sévères du gouvernement dans les colonnes du journal Niagara Spectator. Lors de la tournée des colonies au cours de l’été 1818 afin de recueillir des appuis pour la réforme du gouvernement, Gourlay est accusé de libelle séditieux à Kingston et à Cornwall.4 Jugé à Kingston et à Brockville, il est déclaré innocent lors des deux procès. Gourlay continue à critiquer les politiciens et, à la fin de cette année, reçoit l’ordre de quitter la province. Gourlay s’y refuse et est ensuite interné à la prison de Niagara le 4 janvier 1819, dans l’attente de son procès pour avoir désobéi à un ordre juridique lui intimant de quitter la province. Il demeure incarcéré jusqu’au 20 août. À son procès, il est établi que la santé mentale de Gourlay s’est détériorée. Le lendemain, Gourlay est banni de la province et part pour New York. Le rédacteur en chef du Niagara Spectator, Bartemus Ferguson, qui a publié les attaques de Gourlay contre le gouvernement, est également « enfermé dans la prison de Niagara, jugé pour sédition et condamné à payer une amende de 50 £, à purger une peine de prison de dix-huit mois, à se tenir au pilori public pendant une heure, à donner une garantie de sept ans pour la somme de 1 000 £ et à rester en prison jusqu’à ce que l’amende soit payée et la garantie donnée.5 »

Le deuxième événement majeur en lien avec la prison de Niagara est la sensationnelle affaire Solomon Moseby en 1837. Au printemps 1837, un esclave afro-américain dénommé Solomon Moseby s’empare du cheval de son esclavagiste et s’échappe. Il s’établit à Niagara. Quelques semaines plus tard, sa liberté fraîchement acquise est de nouveau menacée. Le rapport sur Solomon Moseby qui fait partie du projet Breaking the Chains: Presenting a New Narrative for Canada’s Role in the Underground Railroad (briser les chaînes : présenter une nouvelle narration du rôle du Canada dans le chemin de fer clandestin), est reproduit ci-après pour fournir un récit précis et détaillé6 :

Solomon Moseby se retrouve au centre d’un conflit qui mobilise les Afro-Canadiens de la région de Niagara et d’ailleurs et qui soulève la question de savoir si le Canada est vraiment un refuge sûr pour les personnes qui fuient l’esclavage américain. Quatre ans avant l’arrivée de Moseby, le Haut-Canada adopte la Loi sur les criminels fugitifs, « loi prévoyant l’appréhension des délinquants fugitifs des pays étrangers et leur remise à la justice ». En vertu de cette loi, quiconque vivant dans l’actuel Ontario qui est accusé d’avoir commis un crime sérieux dans un autre pays peut être extradé pour être jugé dans ce pays. Les « crimes sérieux » sont ceux qui, au Canada, sont punis de mort, de châtiments corporels ou d’incarcération avec des travaux forcés. En août 1837, l’ancien propriétaire de Solomon Moseby, David Castleman, arrive à Niagara avec trois associés. Castleman est porteur d’un mandat d’arrêt pour Moseby, établi au Kentucky, et d’une demande d’extradition vers le Kentucky pour y être jugé. Deux hommes, Daniel Kelly et David Castleman, jurent devant un juge de paix de Niagara que le 14 mai 1837, Solomon Moseby a volé un cheval appartenant à Castleman, qui est un éleveur de chevaux et un propriétaire foncier bien connu vivant près de Lexington, au Kentucky. Un mandat d’arrêt est alors établi à Niagara pour Moseby Solomon, qui est placé en détention.7 Des documents juridiques sont adressés à Toronto pour demander au lieutenant-gouverneur sir Francis Bond Head de signer un ordre d’extradition. [traduction libre]

Pour les autorités de Niagara, il s’agit d’une simple tâche consistant à renvoyer un criminel présumé pour qu’il soit jugé là où le crime a été commis. Pour Solomon Moseby, pourtant, cela signifie un retour à la condition d’esclave et un châtiment brutal sanctionnant le « crime » de s’être échappé. Les Afro-Canadiens de Niagara craignent les implications plus larges, nombre d’entre eux ayant eux-mêmes fui l’esclavage. Si Moseby est renvoyé aux États-Unis pour être jugé pour ses crimes présumés, alors n’importe quel fugitif vivant au Canada peut être accusé à tort et extradé. Une pétition (datée du 2 septembre 1837) adressée au lieutenant-gouverneur par les « personnes de couleur, résidentes de la ville et du canton de Niagara » explique le problème :

Solomon Moseby, un homme de couleur, a fui la condition d’esclave dans l’État du Kentucky... et a profité de la protection des lois britanniques au Canada pour conserver la liberté qu’il avait acquise… [Les pétitionnaires] déclarent leur conviction solennelle et sincère selon laquelle l’accusation qui pèse désormais contre notre pauvre frère de couleur n’est que pur prétexte pour lui faire franchir la ligne de démarkation [sic], et le soustraire à la protection des lois et des institutions britanniques, et que dès qu’il arrivera de l’autre côté de la rivière Niagara, l’accusation de vol de chevaux sera retirée, et il sera traîné une fois de plus vers un esclavage irrémidiable [sic].8

Ils tentent de payer à l’ancien propriétaire de Solomon son prix d’achat afin de garantir sa liberté. Pour les pétitionnaires, le fait que Castleman « refuse 1 000 dollars pour [Moseby] en la présence de l’avocat, maître Alexander Stewart » prouve quel bien précieux Moseby représente pour lui.9

Cent dix-sept « habitants [blancs] de la ville de Niagara » signent également une pétition « qui respecte Solomon Moseby, l’esclave fugitif10 », faisant valoir que :

Vos pétitionnaires sont d’avis que ni moralement ni légalement un esclave ne peut être coupable du délit qui lui est reproché, n’étant pas un agent libre; qu’il est notoire et qu’il ne fait aucun doute que l’homme réclamé était un esclave lorsqu’il a quitté le Kentucky; que c’est maintenant un homme libre en vertu des lois constitutionnelles de la Grande-Bretagne; et que, s’il est livré, il sera inévitablement réduit à nouveau en esclavage, et sera torturé en guise d’exemple.11 [traduction libre]

Les pétitionnaires sont également persuadés que David Castleman a pour intention d’éprouver la loi canadienne et de trouver un moyen pour faciliter la récupération des esclaves en quête de liberté par les esclavagistes américains. Voici ce qu’ils écrivent :

Cela deviendra un précédent, à savoir qu’aucun esclave fugitif ne sera en sécurité, ni maintenant ni à l’avenir, dans une colonie britannique. Vos pétitionnaires prient par conséquent votre Excellence de reconsidérer sa décision, et, si vous ne pouvez pas consciemment libérer l’homme, de transmettre l’affaire au gouvernement de Home pour qu’il l’examine.12 [traduction libre]

L’avocat de Moseby, Alexander Stewart, écrit au lieutenant-gouverneur Bond Head, le 5 septembre, expliquant que cette affaire nécessite une interprétation spéciale de la Loi sur les criminels fugitifs du Haut-Canada de 1833. Il y avait déjà eu des affaires antérieures dans lesquelles des esclaves fugitifs avaient été autorisés à rester au Canada, notamment l’affaire Blackburn de juin 1833, dans laquelle les réfugiés du Kentucky, Thornton et Lucie Blackburn, avaient été accusés à tort afin d’obtenir leur extradition. Dans sa lettre, Stewart s’étonne « de la mesure dans laquelle notre loi adoptée en 1833 envisage la protection du traffic [sic] barbare de chair humaine ». Il note que, s’il était renvoyé au Kentucky, Moseby ne serait pas emprisonné parce que « le travail de l’esclave est autant la propriété du maître que celui de son cheval » et que ce n’est que dans les crimes extrêmes que l’État peut « priver le maître de la propriété de son esclave13 ».

Au Kentucky, Moseby ne serait ni jugé ni puni pour le vol d’un cheval, mais serait réduit en esclavage. Stewart note qu’il y a eu tellement d’esclaves qui se sont échappés vers le Haut-Canada récemment, « que les propriétaires d’esclaves sont très inquiets ». Il estime que l’accusation de vol de cheval portée contre Moseby n’est « qu’un simple prétexte pour obtenir sa servitude dans un vil esclavage ». Il poursuit en disant qu’il est « absurde » de croire que quatre hommes engageraient des dépenses de 400 $ ou plus et parcourraient 2 400 km pour un cheval de 150 $.14

Stewart rappelle au lieutenant-gouverneur qu’il existe une faille dans la loi. La loi de 1833 prévoit des exceptions : « Heureusement, la dernière mesure de la loi confère à Son Excellence un pouvoir discrétionnaire.15 » À Toronto, toutefois, le procureur général Christopher A. Hagerman estime que le crime présumé de Moseby correspond à la Loi sur les criminels fugitifs, car le vol de chevaux est une infraction passible de la peine capitale au Canada. Il ne semble pas avoir vu les (ou avoir prêté attention aux) communications de Niagara. L’abolitionniste blanc Hiram Wilson écrit : « Je suis désolé... de constater que [Hagerman] ne fait aucune distinction entre le délit d’un esclave qui s’empare du cheval de son maître et celui d’un homme libre qui s’approprie à des fins égoïstes une quantité équivalente de biens appartenant à son voisin.16 » [traduction libre]

Peut-être les autorités de Toronto sont-elles trop préoccupées par d’autres problèmes — les rumeurs et les troubles qui vont mener à la rébellion du Haut-Canada — pour accorder une attention particulière à une affaire judiciaire à Niagara. Hagerman recommande que le lieutenant-gouverneur sir Francis Bond Head signe le mandat d’extradition pour livrer Moseby aux autorités américaines. Bond Head s’exécute, tout en demandant des instructions aux autorités judiciaires d’Angleterre. La réponse de Bond Head aux pétitionnaires de Niagara est publiée ultérieurement dans le St. Catharines Journal :

C’est vrai qu’un esclave aux États-Unis n’est pas un agent libre et qu’il le devient à l’instant même où il arrive dans le Haut-Canada; mais en obtenant la liberté, il devient également responsable de sa conduite, comme les autres hommes libres. La loi britannique lui donne autant de liberté qu’aux sujets britanniques, mais pas plus. Cette terre de liberté ne peut pas être transformée en asile pour les coupables, quelle que soit leur couleur. Il a été prouvé que l’individu en question a été coupable d’un crime récent. Je pense qu’il l’a commis, et j’ai des raisons de croire que vous êtes de cet avis. Dans ces circonstances, je ne peux pas, au motif de sa couleur, refuser consciemment de le livrer aux autorités américaines.17 [traduction libre]

Le 7 septembre, Castleman, l’ancien propriétaire de Moseby, se rend à Hamilton et soumet un mandat similaire pour l’arrestation et l’extradition d’un autre fugitif du Kentucky, Jesse Happy. Là encore, le crime présumé est le vol de chevaux, mais l’infraction particulière de Happy a soi-disant eu lieu quatre ans plus tôt. Dans cette affaire, le procureur général Hagerman estime que le retard pris dans la poursuite de Happy par le résident du Kentucky semble suspect. Les deux affaires sont traitées séparément : Moseby est considéré comme l’auteur d’un crime récent qui doit être jugé, Happy comme un homme qui subirait le châtiment injuste de l’esclavage s’il était livré.

À Niagara, un groupe anxieux de sympathisants se rassemble à l’extérieur de la prison dès que Moseby est arrêté. Herbert Holmes, un prédicateur et enseignant noir, et Sally Carter, une dirigeante communautaire noire, « sonnent l’alarme auprès de tous leurs camarades à la frontière de Niagara et les enjoignent à venir immédiatement à la rescousse, et noblement, ils répondent18 ». Peu après, un campement noir se forme autour de la prison et établit que Moseby ne doit pas être à nouveau réduit en esclavage. Les sympathisants blancs ne sont peut-être pas aussi clairs, mais ils aident en ravitaillant les voyageurs en vivres et en produits.

C’est une manifestation paisible dans laquelle les femmes jouent un rôle majeur, persuadant les hommes de ne pas porter d’armes. « Ils ne sont pas armés », rapporte l’écrivaine Anna Brownell Jameson, « et ils déclarent leur intention de ne commettre aucune violence contre la loi anglaise ». Le plan initial consiste à réunir suffisamment d’argent pour couvrir le prix du cheval volé et faire abandonner les accusations contre Moseby. Ils sont déterminés « à n’exercer aucune violence illégale, mais à perdre leur vie plutôt que de voir leur camarade emmené de force au-delà des lignes.19 »

D’après Hiram Wilson, « Castleman essaye de négocier avec les capitaines du Hamilton et du Transit (bateaux à vapeur) afin d’emmener Moseby de l’autre côté de la [frontière]; mais ils refusent promptement et sagement de déshonorer leurs bateaux en les utilisant pour des affaires aussi viles20 ». Soixante ans plus tard, un autre témoin se souvient que : « [Le shérif adjoint] McLeod souhaitait que le capitaine Richardson du Canada emmène Moseby à Lewiston sur son navire et qu’il a reçu en retour une réponse ferme et quelque peu blasphématoire… qu’aucun navire sous son commandement ne serait utilisé pour réduire un homme en esclavage.21 »

Le 12 septembre, des documents arrivent de Toronto ordonnant au shérif de livrer Moseby aux autorités américaines. Le shérif adjoint McLeod fait appel aux soldats pour renforcer la sécurité. Tombe alors la nouvelle que Bond Head est en train de réexaminer sa décision, ce qui entraîne un retard. Mais bientôt un autre ordre est intimé d’emmener le prisonnier au traversier Niagara et de le livrer à Lewiston.

Les chiffres varient selon la source, mais entre 200 et 400 Afro-Canadiens sont rassemblés à la prison. (La population noire résidente de Niagara avoisinait à l’époque 400 habitants.22) Cette « armée de blocus » a tout prévu.23 Les femmes se tiennent sur le pont qui surplombe le chemin marécageux menant à la prison, bloquant la route et chantant des hymnes. Elles vont faire diversion afin de créer une occasion pour Moseby de s’échapper.24

Une femme se rappelle plus tard :

[N]os compagnons s’agitaient jusqu’à déclarer qu’ils allaient « vivre avec lui ou mourir avec lui ». Oui, une question de vie ou de mort, voilà ce qu’ils disaient, et ils se sont rassemblés ce jour-là, en une foule toujours plus nombreuse, et le shérif, qui était McLeod, et les agents de police et les soldats, et les gens, et les enfants et les Blancs, qui s’amassaient et s’amassaient.25

Ils brandissaient toutes sortes d’armes : fourches, fléaux, bâtons, pierres. Une femme avait une grosse pierre dans son bas, et beaucoup avaient leurs tabliers pleins de cailloux qu’elles lançaient aussi. Les agents de police avaient des mousquets.26 Le shérif adjoint McLeod a lu la Loi contre les émeutes à la foule en colère, lui intimant de se disperser. Un témoin, alors enfant, s’en souvient 60 ans plus tard :

[M]ère nous a emmenés sur le toit de notre maison et nous entendions les hurlements, les cris perçants et les tirs. Ephraim Wheeler était le geôlier et le shérif allait et venait fendant l’air avec son épée pour faire reculer la foule.27

Alors que le chariot dans lequel se trouvait Solomon Moseby quitte la cour de la prison, Herbert Holmes, l’un des chefs de file et instituteur local, saisit les rênes de l’un des chevaux. Un autre sympathisant noir, Jacob Green, enfonce une traverse de clôture dans la roue pour arrêter le chariot. Alors, McLeod donne l’ordre de tirer et Holmes est blessé. Green est poignardé avec une baïonnette. Tous les deux meurent de leurs blessures. Deux autres personnes sont grièvement blessées. Dans le tumulte, Moseby s’échappe.

[Les femmes se jettent] sans crainte entre les hommes noirs et les Blancs, qui, bien entendu, n’osent pas les blesser. Une femme s’empare du shérif et le tient enserré dans ses bras; une autre, à l’un des artilleurs qui présente sa pièce d’artillerie et jure qu’il la tuera si elle ne s’écarte pas de son chemin, ne jette qu’un regard d’indicible mépris, et renversant d’une main sa pièce d’artillerie et le serrant de l’autre, le tient de manière à l’empêcher de tirer.28 Par la suite, Mme Jameson interroge l’une des femmes, Sally Carter. Les événements ont visiblement ébranlé sa foi dans le Canada :

Je lui demande si elle est heureuse ici au Canada. Elle hésite un moment, puis répond lorsque je répète la question : « Oui — c’est-à-dire que j’étais heureuse ici — mais maintenant — je ne sais pas — je pensais que nous étions en sécurité ici — je pensais que rien ne pouvait nous toucher ici, sur votre sol britannique, mais il semble que je me sois trompée, et si c’est le cas, je ne resterai pas ici — pas question – pas question!29

Nombreux sont ceux qui sont arrêtés, mais seuls six hommes noirs et quatre Blancs seront jugés. La plupart des émeutiers de sexe masculin sont libérés, devant en contrepartie servir dans la milice qui est formée pour réprimer la rébellion du Haut-Canada.30 Solomon Moseby ne se sent pas en sécurité au Canada et fuit donc en Angleterre. D’après un résident de Niagara :

Au bout de quelques années, Solomon Moseby revient. Entre-temps, sa femme est venue ici. Ils se rencontrent dans la maison de M. -, mais au début ils se reconnaissent à peine, mais c’est impressionnant de voir les larmes de joie couler sur leurs visages31

Les Moseby passent le reste de leur vie à St. Catharines et à Niagara.32

Le débat dans les journaux canadiens couvre la diversité des opinions. Un article intitulé « Mobocracy » dans le St. Catharines Journal critique les personnes qui sont impliquées dans la fuite, affirmant qu’elles « violent les lois et les ordonnances du pays qui accorde l’asile aux opprimés de leur race ». L’auteur reproche aux participants « l’énormité du crime consistant à résister aux agents de la loi dans l’exercice de leurs fonctions33 ». D’autre part, le journaliste de Niagara déclare que la foule « s’est abstenue avec une force chrétienne, en s’exclamant : ‘Ne faites pas de mal aux pauvres soldats’.34 » L’incident soulève un principe important pour les législateurs : le Canada doit-il extrader un criminel présumé lorsque la punition qu’il recevrait est plus sévère que s’il était jugé au Canada? La conséquence de sa décision concernant Moseby a dû donner matière à réflexion à Bond Head, car il écrit au ministère des Colonies en Grande-Bretagne : « livrer un esclave pour qu’il soit jugé selon la loi américaine, c’est en fait le rendre à son ancien maître ». Tant que la loi américaine ne permettra pas de renvoyer l’accusé fugitif dans le Haut-Canada après son procès, « nous avons raison de refuser de le livrer35 ». Après avoir examiné la question, le ministère des Colonies note que lorsque de fausses accusations sont portées contre quelqu’un dans le Haut-Canada, l’accusateur est passible de poursuites pour parjure. Les accusations portées par un esclavagiste doivent d’abord être prouvées devant un tribunal canadien avant qu’un fugitif accusé puisse être remis aux autorités américaines, ce qui rend l’accusateur assujetti aux lois canadiennes sur le parjure.36

En l’absence de législation clairement promulguée sur la protection des esclaves fugitifs, les Afro-Canadiens continuent à craindre pour leur sécurité au Canada. Lors d’une « Grande réunion de la population de couleur à Ancaster » en mars 1840, ils font appel à un abolitionniste blanc, le Dr Thomas Rolph, pour expliquer la situation aux groupes anti-esclavagistes et aux législateurs en Angleterre. Lors de la British and Foreign Anti-Slavery Convention (convention britannique et étrangère contre l’esclavage) à Londres en 1840, il expose les préoccupations des Afro-Canadiens concernant l’extradition. Rolph en personne correspond avec le gouvernement, « essayant d’obtenir la protection de la race de couleur au Canada, mais il désespère presque de réussir37 ». En 1842, toutefois, le traité Webster-Ashburton conclu entre la Grande-Bretagne et les États-Unis supprime le vol de chevaux de la liste des infractions passibles d’extradition, en partie grâce à la persistance de Rolph.

Pour les Afro-Canadiens, à la fin de l’été 1837, il ne s’agit pas juste d’obtenir justice pour un seul homme. Si Castleman réussit à ce que ses anciennes « possessions » soient rendues au Kentucky, alors, ils pourront tous être extradés vers les États-Unis (et revenir à leur condition d’esclave) pour des accusations réelles ou inventées. L’affaire Moseby attire l’attention sur une faille majeure de la Loi de 1833 sur les criminels fugitifs : l’extradition peut entraîner une peine dans un autre pays plus sévère que celle du Canada pour le même crime. Cette loi a été mise à l’épreuve en 1833 dans l’affaire de Thornton et Lucie Blackburn, des esclaves fugitifs du Kentucky faussement accusés de crimes par leurs propriétaires du Kentucky. Ces derniers furent libérés et entamèrent une nouvelle vie au Canada. Les affaires d’esclaves fugitifs, comme l’affaire Moseby, ont grandement influencé les principes, ce qui a favorisé la mise en place des politiques canadiennes en matière d’extradition et de protection des réfugiés encore en vigueur aujourd’hui.38

Au début des années 1840, St. Catharines est considérée comme un choix plus approprié pour le siège du gouvernement dans le district de Niagara. Afin de demeurer le centre politique du district, la ville de Niagara se lance dans un projet de construction d’un nouveau, et troisième, palais de justice. Le nouveau complexe comprend des locaux pour un palais de justice, des bureaux, une prison, un hôtel de ville et un marché. Entre 1847 et 1866, le deuxième palais de justice est juste une prison. L’édifice est inoccupé entre 1866 et 1869, quand Maria Rye l’achète et le rénove en lieu d’accueil pour des orphelines britanniques dont elle organise l’immigration vers le Canada. Ce bâtiment a en dernier lieu abrité un orphelinat. Our Western Home était un centre d’accueil et de répartition d’enfants britanniques qui ont été surnommés les petits immigrants britanniques.39 Aujourd’hui, le site de l’ancien palais de justice est connu sous le nom de Rye Street Heritage Park.

Édifié vers 1847-1848, le nouveau, et troisième, palais de justice sert de siège officiel du comté pour le district de Niagara et comporte des salles d’audience, des salles de réunion et des cellules de prison. Conçu par l’éminent architecte torontois William Thomas dans le style néoclassique et construit par Garvie and Co., ce bâtiment de trois étages se distingue par son frontispice en saillie composé d’une corniche et d’un fronton dotés de nombreuses consoles et par son porche d’entrée principale comportant une balustrade en pierre surplombante soutenue par des colonnes doriques. Les fenêtres donnant sur la façade sont rondes au troisième étage et carrées aux premier et deuxième étages. Les fenêtres du deuxième étage sont détaillées et comportent des auvents à frontons. Les coins de la façade et le frontispice comportent des pierres d’angle décoratives. La menuiserie intérieure a été réalisée par John Davidson. La salle d’audience du deuxième étage a été conçue et décorée avec un dôme central.40

En 1863, le siège du pouvoir judiciaire du district de Niagara est transféré à St. Catharines. Utilisé alors comme hôtel de ville, le palais de justice du district de Niagara abrite désormais le théâtre Shaw.

En 1978, la ville de Niagara-on-the-Lake désigne le palais de justice en vertu de la Loi sur le patrimoine de l’Ontario et, en 1980, le bâtiment est désigné lieu historique national. En 1988, la Fiducie du patrimoine ontarien établit une servitude protectrice du patrimoine sur l’édifice. Aujourd’hui, Parcs Canada et la Chambre de commerce utilisent l’édifice comme bureaux.41


La Fiducie du patrimoine ontarien remercie Natasha Henry pour ses recherches dans le cadre de la rédaction de ce document.

© Fiducie du patrimoine ontarien, 2022


1 The Changing Shape of Ontario, Archives publiques de l’Ontario.

2 MURRAY David, Colonial Justice, Morality, and Crime in the Niagara District, 1791-1849. (Toronto : University of Toronto Press, 2002), p. 151.

3 DUNCAN John, Travels through part of the United States and Canada in 1818 and 1819, volume 2, (New York : W. B. Gilley, 1823), p. 107-108, Google Books.

4 WISE S. F., « Gourlay, Robert Fleming », Dictionary of Canadian Biography, vol. 9, Université de Toronto/Université Laval, 2003, consulté le 24 décembre 2021.

5 Ibid, CARNOCHAN Janet, « An Historic House », Niagara Historical Society Publication No. 13, Niagara Historical Society, 1904, p. 13-17.

6 MOSEBY Solomon, Breaking the Chains: Presenting a New Narrative for Canada’s Role in the Underground Railroad, Harriet Tubman Institute, Université York, 2013. Reproduction autorisée.

7 RG1-E3 [désormais R10875-5-7-E] Executive Council Office of the Province of Upper Canada, Vol. 49, 222-224. Complaint of Daniel Kelly, Blackheath, Erie Co, NY, Niagara, 1er sept. 1837, Complaint of David Castleman, Fayette, Kentucky, 2 sept. 1837, Daniel McDougal, JP, to Donald McDonald, High Constable, Niagara District and Peter Wheeler, Gaoler, 2 sept. 1837; microfilm de Bibliothèque et Archives Canada [BAC] C-6903. La ponctuation a été ajoutée à certaines transcriptions de documents pour en faciliter la lecture.

8 RG1-E3 [désormais R10875-5-7-E] Executive Council Office of the Province of Upper Canada, Vol. 49, 226-228. Copy of the Petition of the Coloured Inhabitants of the Town and Township of Niagara on behalf of Solomon Moseby the fugitive slave &c., Niagara, 2 septembre 1837; microfilm de BAC C-6903. Veuillez noter que la ponctuation a été ajoutée à certaines transcriptions de documents pour en faciliter la lecture.

9 RG1-E3 [désormais R10875-5-7-E] Executive Council Office of the Province of Upper Canada, Vol. 49, 226-228. Copy of the Petition of the Coloured Inhabitants of the Town and Township of Niagara on behalf of Solomon Moseby the fugitive slave &c., Niagara, 2 septembre 1837; microfilm de BAC C-6903.

10 RG1-E3 [désormais R10875-5-7-E] Executive Council Office of the Province of Upper Canada, Vol. 49, 229-232. Copy of the Petition of the Inhabitants of the Town of Niagara respecting Solomon Moseby the fugitive Slave, nd; microfilm de BAC C-6903.

11 RG1-E3 [désormais R10875-5-7-E] Executive Council Office of the Province of Upper Canada, Vol. 49, 229-232. Copy of the Petition of the Inhabitants of the Town of Niagara respecting Solomon Moseby the fugitive Slave, nd; microfilm de BAC C-6903.

12 RG1-E3 [désormais R10875-5-7-E] Executive Council Office of the Province of Upper Canada, Vol. 49, 229-232. Copy of the Petition of the Inhabitants of the Town of Niagara respecting Solomon Moseby the fugitive Slave, nd; microfilm de BAC C-6903.

13 RG1-E3 [désormais R10875-5-7-E] Executive Council Office of the Province of Upper Canada, Vol. 49, p. 219-221, Alexander Stewart to John Joseph, Niagara 5 Sep 1837; microfilm de BAC C-6903.

14 RG1-E3 [désormais R10875-5-7-E] Executive Council Office of the Province of Upper Canada, Vol. 49, p. 219-221, Alexander Stewart to John Joseph, Niagara 5 Sep 1837; microfilm de BAC C-6903.

15 RG1-E3 [désormais R10875-5-7-E] Executive Council Office of the Province of Upper Canada, Vol. 49, p. 219-221, Alexander Stewart to John Joseph, Niagara 5 Sep 1837; microfilm de BAC C-6903.

16 The Friend of Man, 22 nov. 1837, lettre de Hiram Wilson datée du 26 oct. 1837, à Niagara. Disponible en ligne.

17 St. Catharines Journal, Vol II No 28, 28 sept. 1837; AO N77.

18 CARNOCHAN Janet, « Slave Rescue in Niagara, Sixty Years Ago », Niagara Historical Society No. 2 1897, p. 13.

19 BROWNELL JAMESON Anna, Winter Studies and Summer Rambles in Canada, Vol. II. (London : Saunders and Otley, 1838), p. 45.

20 The Friend of Man, 22 nov. 1837, lettre de Hiram Wilson datée du 26 oct. 1837, à Niagara. Disponible en ligne.

21 CARNOCHAN 1897, p. 14.

22 CARNOCHAN, 1897, p. 10.

23 CARNOCHAN, 1897, p. 14.

24 Ibid.

25 CARNOCHAN, 1897, p. 11.

26 CARNOCHAN, 1897, p. 12.

27 CARNOCHAN, 1897, p. 12.

28 JAMESON, 1838, 45; Adrienne SHADD, « The Lord Seemed to Say ‘Go’: Women and the Underground Railroad Movement », « We’re Rooted Here and They Can’t Pull Us Up: Essays in African Canadian Women’s History », (Toronto : University of Toronto Press, 1994), p. 59 - 61).

29 JAMESON, 1838, p. 47.

30 SMARDZ FROST Karolyn, I’ve got a Home in Glory Land. (Toronto : Thomas Allen Publishers, 2007), p. 244.

31 CARNOCHAN, 1897, p. 12.

32 KIRBY William et Francis J. PETRIE, Annals of Niagara. (London, Ont. : E. Phelps, 1872), p. 233.

33 St. Catharines Journal, Vol II No 27, 21 sept. 1837; AO N77.

34 Niagara Reporter, Vol. 5 No 17, 14 sept. 1837; AO N023.

35 Head à Lord Glenelg, 8 oct. 1837, cité dans SMARDZ FROST, 2007, p. 245.

36 Glenelg à Arthur, 9 mars 1838, Head à Glenelg, 8 oct. 1837, cité dans SMARDZ FROST, 2007, p. 246.

37 The Patriot, London, 24 juin 1840, p. 4-5.

38 The Patriot, London, 24 juin 1840, p. 4-5.

39 CARNOCHAN Janet, « An Historic House », Niagara Historical Society Publication No. 13, Niagara Historical Society, 1904, p. 13-17.

40 Palais de justice du district de Niagara, Fiducie du patrimoine ontarien.

41 Niagara-on-the-Lake (doorsopenontario.on.ca/fr).