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L’économie de guerre de l’Ontario

Introduction

En août 1914, la population de l’Ontario doit faire face à une récession majeure. L’éclatement de la Grande Guerre vient aggraver les difficultés existantes en raison de la suspension de l’accès au crédit britannique, de la fermeture des bourses, de l’interruption du transport maritime atlantique et des retraits d’or effectués de manière précipitée par un public inquiet. Peu à peu, les efforts déployés à l’échelle nationale et internationale permettent de rétablir la stabilité de l’économie, et le choc financier de la guerre se dissipe. L’économie de l’Ontario sort de la récession et, au milieu de 1915, de nombreux secteurs connaissent une période de croissance économique, de prospérité et d’innovation. La présente section souligne, au fil de plusieurs récits intéressants, les efforts collectifs pour mettre à profit les ressources et l’ingéniosité ontariennes. Elle montre également comment la prospérité de cette période aboutira à des manifestations d’hostilité contre les opportunistes.

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Usine de munitions de Leaside. Archives de la Ville de Toronto, fonds 1244, article 850 [1916?]

La production en temps de guerre

Après le déclenchement de la guerre, lord Kitchener, secrétaire d’État britannique à la Guerre, ordonne au département de la Milice canadienne d’acheter en son nom des équipements militaires aux États-Unis. Le ministre de la Milice et de la Défense, Sam Hughes, s’exécute, mais profitant de cette ouverture, il convainc lord Kitchener de passer d’autres commandes au Canada. Peu à peu, le secteur manufacturier canadien (fortement concentré en Ontario), où la production de munitions était quasi inexistante, se développe au point d’assurer un tiers de l’approvisionnement en munitions et de satisfaire la moitié des besoins en éclats d’obus utilisés par les forces britanniques. En particulier, le nombre d’obus exportés du Canada vers l’Europe passe de 3 000 en 1914 à près de 24 millions en 1917. Il s’agit d’une réalisation industrielle majeure en dépit des tristes circonstances.

Bon nombre des grandes usines de l’Ontario élargissent leurs activités dans ce contexte d’expansion. Ainsi, les entreprises Algoma Steel à Sault Ste. Marie et Steel Company of Canada à Hamilton doublent leur production d’acier. En plus d’agrandir les installations existantes, les intérêts publics et privés créent des centaines d’établissements manufacturiers et de complexes industriels. La British Chemical Company à Trenton, en photo ci-dessous, est l’un des complexes financés par le gouvernement britannique. Elle compte 204 bâtiments sur une superficie de 101 hectares (250 acres), 11,3 kilomètres (sept milles) de voies ferrées et 2 500 hommes et femmes répartis sur trois quarts de travail de huit heures. Même l’industrie ontarienne de la construction navale se développe. Les nouvelles commandes de navires militaires et marchands nécessitent la création de chantiers navals à Bridgeburg, Welland et Midland. En 1916, les chantiers navals de Toronto, Collingwood et Port Arthur sont aménagés en vue de la construction de navires en acier.

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Norman James tient le premier obus fabriqué à Toronto. Archives de la Ville de Toronto, fonds 1244, article 852. Date : [1914?]

L’Ontario devient également le berceau de l’industrie aéronautique alors naissante. En décembre 1916, le gouvernement britannique autorise le Canada à former des pilotes et à construire des avions. La Commission impériale des munitions (CIM), la branche canadienne du ministère britannique des Munitions, achète immédiatement une petite entreprise de construction aéronautique à Toronto, baptisée Curtiss Airplanes and Motors Ltd., dans le but principal d’en exploiter les machines à des fins de formation. Pour accroître la production, la CIM construit rapidement de nouvelles installations, dont un complexe industriel pour Canadian Aeroplanes Ltd. Quelques mois seulement après le début des travaux en février 1917, plusieurs grands bâtiments sont érigés sur 2,4 hectares (six acres). L’usine parvient à produire 2 900 avions JN-4 en 21 mois. L’Ontario accueille également de nombreux aérodromes. Le premier, situé au Camp Borden, compte 15 hangars et d’autres bâtiments, dont certains existent toujours et constituent aujourd’hui des lieux fédéraux à valeur patrimoniale.

L’Ontario est souvent cité pour ses activités de production de matériel de guerre, mais il contribue également à l’effort de guerre des Alliés au moyen de ses exportations de denrées alimentaires. Au début de la guerre, la Grande-Bretagne perd l’accès aux ressources alimentaires produites sur le continent européen. L’armée allemande tente d’exploiter cette faiblesse et d’affamer la Grande-Bretagne en utilisant ses sous-marins pour couler des navires marchands.

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Curtiss J.N. 4-D au-dessus des nuages. Ces avions JN-4, souvent appelés « Jenny », étaient produits par le fabricant américain Curtiss Aeroplanes and Motors Ltd. La Commission impériale des munitions a acheté une petite usine auxiliaire à Toronto en 1915 afin d'augmenter la production en temps de guerre. CWM 19940003-714, Collection d'archives George-Metcalf, Musée canadien de la guerre.

Du fait de la pénurie de nourriture en Grande-Bretagne, la production alimentaire ontarienne devient essentielle à l’effort de guerre global. En 1914, les habitants de l’Ontario sont plus nombreux à travailler dans le secteur agricole que dans les usines. Leur travail acharné leur vaut les éloges du premier ministre de la province, William Hearst, qui déclarera : « L’agriculteur dans les champs […] s’investit autant dans la crise que l’homme qui part au front ». En plus de leur rendre hommage, le gouvernement provincial propose aux agriculteurs locaux des ressources éducatives, 1 000 tracteurs au prix coûtant, ainsi que des prêts pour l’achat de semences supplémentaires. Alors que la demande de nourriture s’intensifie outre-mer en 1916, une loi est adoptée pour interdire l’utilisation des cultures aux fins de la production d’alcool. Des distilleries, comme la distillerie Gooderham à Toronto, réorientent alors leur production, abandonnant le whisky au profit de produits chimiques et de composés nécessaires à la production de matériel de guerre, comme l’acétone et la cordite.

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Distillerie Gooderham and Worts, Toronto. Archives de la Ville de Toronto, fonds 1244, article 3061, v. 1917.

L’extraction des ressources en Ontario est tout aussi primordiale dans le contexte de la guerre. Les ouvriers extraient des matériaux indispensables à la production militaire, notamment du fer, du soufre, du zinc et du cuivre. Ainsi, la mine de graphite de Black Donald atteint son pic de production pendant la guerre, produisant 90 p. 100 du graphite du Canada.

La ressource la plus cruciale extraite en Ontario est sans doute le nickel. La région de Sudbury représente environ 80 p. 100 de l’approvisionnement mondial en nickel avant la guerre. Le nickel revêt une grande importance pour la production de guerre, car il s’agit d’un ingrédient essentiel de l’acier trempé et chromé. Une controverse éclate à la fin de 1914 et en 1916 lorsque la nouvelle se répand au Canada que des sous-marins allemands ont acheté des centaines de tonnes de nickel canadien à des raffineries américaines. Une commission royale recommande par la suite au gouvernement de financer la construction de raffineries de nickel privées au Canada. Toutefois, au moment de l’entrée en exploitation de ces raffineries, la guerre est presque terminée. Il n’en reste pas moins que les denrées alimentaires, les ressources et le matériel de guerre produits par l’Ontario constituent des contributions importantes à l’effort de guerre des Alliés.

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La raffinerie de graphite Black Donald, située dans le comté de Renfrew. Cette mine est exploitée jusqu’en 1954. Des vestiges du site sont encore visibles aujourd’hui. Harry Hinchley, Bibliothèque et Archives Canada, PA-094787.

La production de guerre et les femmes

Au début du XXe siècle, les femmes n’ont guère la possibilité de participer à la population active. Une fois mariées, elles doivent quitter leur emploi pour assumer à temps plein les tâches non rémunérées liées à la gestion du ménage. À l’époque, la loi interdit également aux femmes mariées de posséder des biens. Il leur est difficile de contester ces normes, car même le mouvement ouvrier, qui demeure dominé par des syndicalistes masculins, s’oppose farouchement au travail des femmes. D’après la plupart des syndicalistes, les femmes menacent les salaires des hommes et leur statut de pilier de la famille. Confrontées à des restrictions juridiques, à des préjugés sociaux répandus et à une opposition organisée, les femmes n’ont accès qu’à un nombre limité d’activités rémunérées. La plupart de ces emplois sont concentrés dans les services domestiques, l’industrie légère (biens de consommation et textiles), le travail de bureau et le secteur des services. En raison du déclenchement de la Grande Guerre, toutefois, la main-d’œuvre masculine se fait de plus en plus rare. Ces conditions aboutissent à l’assouplissement des normes de genre et incitent le gouvernement à promouvoir la mobilisation de la main-d’œuvre féminine jusqu’à la fin de la guerre.

Tandis que la guerre se prolonge, les pénuries de main-d’œuvre s’accentuent dans tous les secteurs, y compris dans les industries de la guerre. À l’été 1916, la Commission impériale des munitions charge Mark Irish, député à l’Assemblée législative de l’Ontario, d’enquêter sur la possibilité d’employer des femmes dans les usines de munitions. La tâche est considérable, car la plupart des industriels hésitent à recruter des femmes dans les industries lourdes. Dans un contexte marqué par la persistance d’idées préconçues sur les femmes, les employeurs estiment que ces dernières n’ont pas l’éthique professionnelle nécessaire. En conséquence, ils ne souhaitent pas engager des dépenses pour offrir des aménagements spéciaux aux femmes et craignent des représailles de la part de leurs employés masculins soucieux de tenir les femmes à l’écart. Néanmoins, Mark Irish et d’autres responsables du ministère du Travail poursuivent leur campagne afin de recruter des femmes dans les usines de munitions et d’autres installations industrielles. Parfois, ils collaborent avec des organismes de femmes pour assurer une intégration harmonieuse, notamment en supervisant la construction de cantines et de logements pour femmes.

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Usine de détonateurs, 1919. Artiste Dorothy Stevens, Fonds des souvenirs de guerre canadien, Archives publiques de l’Ontario, I0013280.

Entre la mi-1916 et la fin de la guerre, les femmes subissent des conditions de travail extrêmement dures dans les industries de la guerre. En plus d’effectuer des quarts de travail épuisants d’une durée de 12 heures (ou plus), elles doivent composer avec des environnements de travail très dangereux. Ainsi, le Globe and Mail de Toronto rapporte que six travailleuses sont tuées et huit grièvement blessées lorsqu’un amas de cordite s’enflamme accidentellement à partir d’une étincelle à l’usine Canadian Explosives Limited de Montréal. Parmi les survivantes devant être hospitalisées figurent Bettina Lacasse et Laura Eil. Depuis que les journaux font état de ces accidents, les femmes sont conscientes des dangers liés à la fabrication de munitions, mais se portent volontaires malgré tout . D’ici à la fin de la guerre, 35 000 femmes seront employées dans des usines de munitions.

Les femmes démontrent avec brio leurs compétences professionnelles, gagnant la reconnaissance de personnalités comme Mark Irish. Bien que ces contributions en temps de guerre soient honorables, l’acceptation de l’emploi des femmes dans les industries lourdes est approuvée par le gouvernement comme une mesure de dernier recours. Après l’armistice, les responsables gouvernementaux, les employeurs et les syndicats à prédominance masculine s’entendent pour congédier les ouvrières des industries lourdes afin de ne pas menacer la structure patriarcale du marché du travail.

Entre frugalité et profits individuels

Entre 1913 et 1920, le prix moyen des aliments de base augmente de près de 150 p. 100 au Canada. Ces hausses de prix découlent directement de la guerre. En effet, des dizaines de millions de personnes sont contraintes d’abandonner leurs emplois productifs pour mener des activités de destruction, que ce soit en prenant les armes ou en produisant du matériel servant à l’armée. Par ailleurs, les gouvernements belligérants adoptent des politiques monétaires souples pour financer leurs efforts de guerre, ce qui attise l’inflation. Sous l’effet de la diminution de l’offre alimentaire mondiale et de l’augmentation de la masse monétaire, les prix des denrées alimentaires grimpent en flèche.

La pénurie de nourriture et la flambée des prix compliquent la vie des ménages à faible revenu au Canada. En Grande-Bretagne et en France, le manque de vivres est si grave qu’un rationnement alimentaire est imposé à l’échelle nationale. Dans ce contexte, les politiciens et les pouvoirs publics canadiens appellent la population à « prendre sa part » en économisant les denrées afin de les exporter en plus grandes quantités.

La campagne ontarienne de frugalité débute en avril 1917. Les pouvoirs publics coordonnent leurs efforts avec des organismes de la société civile, comme le Conseil national des femmes du Canada et l’Ordre impérial des filles de l’Empire. Ensemble, ils ouvrent des centres où sont proposés des supports éducatifs et des cours sur les aliments de substitution, la préparation des repas, les cultures potagères et les stratégies générales de consommation. La campagne de conservation des aliments incite également le public à adopter formellement des stratégies de substitution et d’économie des aliments en signant des cartes d’engagement. En particulier, le public est invité à observer des « jours sans viande ».

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Affiche de guerre « Canada’s Butter Opportunity », créée par la Commission canadienne du ravitaillement pendant la Première Guerre mondiale; l’affiche incite les Canadiens à consommer moins de nourriture pour en expédier en plus grandes quantités à l’étranger. Archives publiques de l’Ontario, I0016360 [entre 1914 et 1918].

Alors que les patriotes respectent l’impératif de frugalité, d’autres exploitent les conditions de guerre à des fins lucratives. L’opportuniste le plus notoire est le Torontois Joseph Flavelle, magnat prospère du secteur du conditionnement de la viande. Le « baron du bacon » se retrouve sous les projecteurs lorsque le commissaire au coût de la vie fait état de l’augmentation considérable des exportations de la William Davies Company pendant la guerre. Principal actionnaire de la William Davies Company, Flavelle aurait perçu 1 685 345 dollars de dividendes entre 1914 et 1917. Gagner une telle fortune alors que les soldats canadiens risquent leur vie pour seulement 1,10 dollar par jour constitue un outrage moral pour de nombreux citoyens. D’autres éléments viennent alimenter le scandale. Tout d’abord, Flavelle est président de la Commission impériale des munitions, un poste crucial et prestigieux dans l’effort de guerre des Alliés. Ensuite, il reçoit le titre de baronnet en 1917 pour avoir combattu durant la guerre. Enfin, à son retour d’Europe, il prononce un célèbre discours dans lequel il s’exclame « Au diable, les profits! » Ses profits excessifs tranchent singulièrement avec son patriotisme, si bien que des voix partout au pays s’élèvent pour demander son limogeage, voire son arrestation. Pourtant, malgré l’hostilité de l’opinion publique à son égard, Flavelle est soutenu par le War Office britannique et le premier ministre canadien, sir Robert Borden, qui estiment que ses services sont indispensables.

Le mercantilisme alimentaire en temps de guerre met en évidence la nécessité de réglementer les limites morales du profit au moyen de nouvelles mesures de taxation et de réglementation des prix. Comme ces mesures ne tiennent pas leurs promesses, la désillusion se généralise, aboutissant à l’élection de candidats du Parti travailliste indépendant et des United Farmers lors des élections provinciales ontariennes de 1919. Les indépendants remportent suffisamment de sièges pour former le gouvernement Drury dans le cadre d’une coalition entre travaillistes et Farmers. Cette victoire surprenante inspire une action politique indépendante dans tout le Canada.